Préface

Le 5 septembre 1914 Charles Péguy mourrait sur le front à la veille de la bataille de la Marne. Il y a bien des héros méconnus ; Péguy en fait partie. Fils d’artisans illettrés, il entre à l’Ecole normale supérieure. Poète zélé, il ne craint pas les foudres de l’ennemi. Patriotisme ou folie, il avance fier et dirige ses hommes, prêt à mourir sans se douter qu’une balle lui ravit les derniers feux de sa colère.

Péguy ne fut pas seulement un homme engagé pour sa patrie, il était aussi un homme d’action converti au socialisme ; militant en faveur du capitaine Dreyfus. Si l’année 2014 fut proclamée « année Jaurès » en souvenir de ce grand homme, lui aussi perdu il y a cent ans, nous ne pouvons que nous étonner de ce que l’Histoire ne retienne que certains aux prix des autres. Péguy adora et exécra Jaurès, frère ennemi qui sut, lui, résister au temps. Mais séduire une époque à venir fut la dernière ambition de cet homme qui, trop attaché aux valeurs du savoir, de la vérité et de la foi voyait en la modernité et son univers d’argent le signe révélateur d’une misère matérielle et symbolique des hommes.

Il ne chercha pas tant à marquer l’Histoire qu’à inaugurer une nouvelle histoire : celle à laquelle invitait le socialisme. Contre le temps linéaire, où les jours se suivent et se ressemblent, il fallait, selon lui, faire valoir le temps de l’évènement ; celui où ne comptent que les grandes actions.

Fidèle auditeur du philosophe Henri Bergson, Péguy développe ainsi une conception de la temporalité historique où celle-ci ne doit point être considérée comme un ensemble d’instants successifs, mais bien comme une durée vécue par chacun de nous. Le temps n’est humain que lorsqu’il est vécu au rythme de nos engagements et de nos plus vives émotions, nous rendant ainsi capables de changement inédits.

Son écriture ne nous y trompe pas : peu importe le sujet et le verbe que l’on énonce l’un après l’autre. Péguy répète à l’excès, au point que l’on put, assez injustement, déconsidérer la grandeur littéraire de ses écrits. Le lecteur pourra s’étonner devant ces mots répétés, ces phrases reprises et retournées en tous les sens. Or, parce qu’on ne peut séparer le fond de la forme, cette manie n’a rien d’hasardeuse : l’écrivain ne balbutie pas mais aime à répéter ses mots, tourmenter nos attentes, brouiller les sillons bien tracés de la langue pour forcer notre attention. A reprendre les mêmes mots, il en modifie constamment la signification parvenant à engendrer insensiblement la nouveauté. Alors que le révolutionnaire et le lieutenant furent oubliés, son style, ses idées et sa ferveur demeurent éternels.

Si comme le disait Bergson, l’intelligence aime à diviser le réel, alors la figure de Charles Péguy fut souvent fragmentée en plusieurs aspects : le poète, le philosophe, le socialiste, et le chrétien. Pourtant, Péguy n’eut qu’un désir, un et entier : chercher la vérité, la dire, et en enrichir les plus démunis.

Sophie Galabru.